Pour marquer le 200ème anniversaire de la mort de Napoléon Bonaparte, Le Musée de l’Armée a fait preuve d’une certaine audace : ajouter d’autres regards sur l’Histoire en donnant carte blanche à une trentaine d’artistes contemporains. Partagé ou dérangeant, un choix qui se révèle passionnant.

L’Hôtel des Invalides, au cœur du Paris qui légifère ou fascine, entre palais Bourbon et Tour Eiffel … Un ensemble architectural classique, martial – œuvre de Bruant et Hardouin-Mansart – voulu par Louis XIV pour accueillir les infirmes et mutilés de guerre. Une vocation dont la Révolution s’est au final accommodée. Et que Napoléon (qui repose depuis 1840 au centre du site, sous le Dôme prolongeant l’église Saint-Louis des Invalides) a renforcée et élargie au point de faire de cet édifice monumental un lieu représentatif de la grandeur de la France et de ses institutions.
Musée de l’Artillerie dès 1871, devenu musée de l’Armée en 1905, siège d’organismes liés à la mémoire des anciens combattants, les Invalides abritent aussi la résidence et les services du gouverneur militaire de Paris. Et on s’y recueille encore aujourd’hui pour rendre hommage à des personnalités marquantes ainsi qu’à des hommes et des femmes tombés pour le pays…
Difficile de faire plus officiel, plus symbolique d’une histoire « éternelle » de la France. Alors, les Invalides, icône intouchable ? Pas tout à fait. Et c’est bien ce qui a surpris l’historien et critique d’art Eric de Chassey lorsque les responsables du musée de l’Armée lui ont proposé d’être le commissaire d’une exposition « carte blanche » marquant le bicentenaire de la mort de Napoléon (commissariat mené conjointement avec Julien Voinot, chargé de collections au sein du musée de l’Armée).

Les Invalides, icône intouchable ? Pas tout à fait, l’exposition/parcours Napoléon ? Encore ! en témoigne.
« Quand j’ai été contacté pour ce projet il y a un peu plus de deux ans, je ne m’attendais pas forcément – Napoléon ne fait pas l’unanimité… – à ce que l’on m’accorde de laisser la plus grande liberté thématique et créative à des artistes contemporains, raconte-t-il. Mais c’est bien ce qui s’est passé, et l’idée m’a alors tout de suite passionné, pour moi une œuvre d’art ne détient pas une vérité, en cela elle ne s’oppose pas à l’Histoire, et c’est dans cet esprit que j’ai conçu l’exposition. »

Eric de Chassey, commissaire de l’exposition (en association avec Julien Voinot, chargé de collections au musée de l’Armée) : « Une oeuvre d’art ne détient pas une vérité, en cela elle ne s’oppose pas à l’Histoire. »
Pour le musée de l’Armée, qui se défend d’être le gardien de reliques sacrées et figées illustrant un discours accrédité, ce n’est d’ailleurs pas une première. « Faire appel à des artistes pour enrichir, compléter et actualiser les collections, porter d’autres regards sur l’Histoire n’est pas une posture opportune, c’est dans l’ADN du musée, rappelle Ariane Sarrazin, la directrice adjointe de l’établissement. Le général Niox, son premier directeur, avait dès 1914 envoyé sur le front des artistes comme Félix Vallotton pour témoigner de la guerre, plus tard une œuvre de Calder réalisée en 1942 a rejoint les collections, et depuis plus d’une dizaine d’années des photos contemporaines de conflits ont aussi été acquises… »

Ariane Sarrazin, directrice adjointe du musée de l’Armée : « Faire appel à des artistes pour enrichir les collections, porter d’autres regards sur l’Histoire, c’est dans l’ADN du musée. »
C’est à une trentaine d’artistes qu’Eric de Chassey a lui fait appel, dont une moitié d’étrangers, afin de prolonger cette « tradition » – tout de même relative jusqu’à présent – d’introduction de la modernité et de points de vue indépendants. Une liberté pour eux, en même temps qu’un challenge, la plupart de ces créateurs n’ayant jamais auparavant abordé la si complexe thématique « napoléonienne ».
« Avec eux, nous avons d’abord parlé du lieu, évoqué toutes ses dimensions, indique le commissaire d’exposition. A aucun de ces artistes, je n’ai demandé de concevoir tel ou tel type d’œuvre. Le résultat, c’est une très grande diversité des réalisations, sans filtre, avec de la profondeur, des critiques, de l’audace, des partis pris, de l’humour, de la poésie aussi… »
Le résultat, c’est aussi un équilibre qui évite tout autant l’écueil de l’aseptisation que celui de la stigmatisation. Avec beaucoup de rythme, de reliefs…
C’est donc une exposition, et c’est aussi un parcours. On retrouve toutes ces œuvres – peintures, sculptures, installations, vidéos… – disséminées sur l’ensemble du site, dans les salles de collections, les jardins, les galeries couvertes, les salons. Et dans le Saint des saints, Saint-Louis des Invalides (l’église des Soldats) et le Dôme qui surplombe le tombeau de Napoléon.
C’est d’abord une vision esthétique du couronnement de l’Empereur qui ouvre la visite : deux tableaux monochromes du peintre français d’origine chinoise Yan Pei-Ming inspirés d’esquisses de David. Un autre regard, une autre approche, plus « intime »…

Le couronnement de Napoléon vu par le peintre Yan Pei-Ming.
Tout à côté, au long du vaste « réfectoire des Cavaliers », une installation filmique d’Ange Leccia interroge sur le temps qui s’écoule, sept écrans laissent ainsi défiler des nuages de plus en plus tourmentés, une mer de plus en plus agitée. « Je suis corse moi aussi, l’insularité ne m’est pas étrangère, d’ailleurs l’atelier de l’artiste est aussi une forme d’île, commente-t-il. Ces images, c’est un parallèle avec Sainte-Hélène, la fin d’un cycle, les hommes passent, la nature reste ; je les ai tournées en Corse dans les mêmes conditions de distance par rapport à la mer que celles que connaissait Napoléon là-bas.

Ange Leccia : « Ces images de Corse, c’est un parallèle avec Sainte-Hélène. »
Il faut ensuite longer la cour d’honneur et rejoindre l’église Saint-Louis. Au plafond de celle-ci, des dizaines de drapeaux pris à l’ennemi. Et de part et d’autres du chœur, à hauteur d’homme, deux larges étendards brodés, œuvres de Kapwani Kiwanga, artiste canadienne vivant et travaillant à Paris.
« A proximité de ces trophées de vainqueurs, j’ai notamment voulu évoquer Haïti, et donc Napoléon, associer des représentations de drapeaux étatiques, militaires, faire apparaître les cultures catholique, syncrétiste, vaudou, africaines… , explique-t-elle. C’est comme un dialogue sur les batailles issues de la Révolution Haïtienne, qui intégrait les principes de la Révolution Française. Cela pose la question de ce qu’est une nation, sa complexité, de la trahison des idéaux aussi… » Une œuvre audacieuse, qui incite à la réflexion… à quelques dizaines de mètres de l’Empereur.

L’étendard brodé de Kapwani Kiwanga interroge sur « ce qu’est une nation, sa complexité, la trahison des idéaux… »
Auprès duquel le parcours se poursuit. Au pied de l’impressionnant tombeau – le vrai – installé en majesté au centre du Dôme, celui d’Edgar Sarin, sur pilotis, qui renvoie à une forme de construction vernaculaire, comme recouverte de torchis. Simple, dépouillé. En miroir à l’imposante sépulture de quartzite rouge, comme un retour à la raison…
Comme un retour à la raison aussi, la création de Pascal Convert, laquelle suscite cependant un certain émoi chez les orthodoxes du culte napoléonien. L’œuvre et sa position apparaissent particulièrement spectaculaires : il ne s’agit pas moins que la réplique en 3D du squelette de Marengo – l’original est exposé au musée de l’Armée à Londres -, le cheval monté par Napoléon à Waterloo (fait prisonnier par les anglais à l’issue de la bataille), suspendue au-dessus du tombeau de l’Empereur.

Pascal Convert : « Cette installation, c’est comme un traîneau vers l’au-delà… , ce squelette, c’est aussi un signe de partage entre les anglais et nous… »
« Ce n’est pas une production activiste, des chevaux accrochés au dessus des tombes des guerriers, on en a vu en Sibérie par exemple, et en 14-18 des fantassins et leurs montures ont été ensevelis ensemble, argumente Pascal Convert. Cette installation, c’est comme un traîneau vers l’au-delà. Et puis, ce squelette, ce n’est pas rien, c’est aussi un signe de partage entre les anglais et nous, parce que cela n’a pas été si simple de monter ce projet, de convaincre de sa dimension universelle. »
Le célèbre bicorne de Napoléon ne pouvait être oublié. On le retrouve sculpté par Julian Schnabel dans les jardins des Invalides, ou traité par Stéphane Calais à la façon de Max Ernst, un tableau aux couleurs riches et précieuses un peu plus que malicieusement intitulé C’est le chapeau qui fait l’homme.

De l’humour aussi avec « A bad Place », l’installation du collectif britannique Art & Language, qui signale la présence des pierres tombales de la sépulture de Napoléon à Sainte-Hélène. Ramenées en France, elles sont aujourd’hui « abandonnées » dans un coin de jardin quasi clandestin.

« A bad Place », l’humour du collectif britannique Art & Language.
Humour encore, avec deux toiles de la jeune artiste chinoise Shu Rui, qui traite le sujet en « touriste » à travers des objets dérivés virtuels – souvenirs, quotidien… – évoquant Napoléon. Et dans le Salon des Trophées, où Hélène Delprat réinvente des bannières, roses et affichant des écureuils armés de faux, le couronnement façon BD d’un l’Empereur au visage tintinolesque… « Ce qui m’intéressait, c’était de m’approprier l’espace, de tout décaler, s’amuse l’artiste. C’était le plaisir de l’imagerie, pas une prise de position. »
A l’humour succède la gravité. Celle que décrit Juliette Green par un tableau où, dans un large lacet qui serpente, elle fait figurer 533 000 minuscules silhouettes. Les 533 000 « personnes » – soldats, cantinières, vivandières, lavandières, compagnes… – engagées dans la Campagne de Russie en 1812.

Les 533 000 personnes de la Campagne de Russie, dessinées une à une par Juliette Green.
La place de la femme dans l’épopée napoléonienne, si souvent ignorée, est également évoquée par Célia Muller. « Je me demandais comment aborder Napoléon en 2021, est venue la place de la femme, notamment parce que je m’intéressais à Mme de Staël, la quatrième ennemie de l’Empereur, indique-t-elle. Alors j’ai réalisé ce portrait de soldat au visage de femme – dans une pose inspirée d’une gravure représentant le Maréchal Jourdan -, en hommage à une cantinière de la Grande Armée ayant eu 21 enfants. »

Célia Muller a choisi de rappeler la présence des femmes dans l’épopée napoléonienne.
Et de la poésie, étonnante, comme une douceur, un apaisement extirpé de la brutalité. Pablo Gosselin, jeune artiste parrainé par Pascal Convert (cinq des jeunes créateurs exposés ont ainsi été conseillés par des artistes confirmés également présents au sein de l’accrochage) a choisi de fondre et de faire réagir chimiquement des plombs d’armes à feu. L’effet obtenu est saisissant. La lourdeur du matériau s’est transformée en dentelle, la grisaille en nuances de couleurs… Entourant un portrait « officiel » d’Ingres, fixé à même les murs, le plomb devenu inoffensif s’est mué en nuées d’abeilles. « C’est un peu comme des tirs heureusement loupés, des fleurs de blessure, des archipels inconnus… », résume Pablo Gosselin.

Du plomb à la dentelle, à la poésie, par Pablo Gosselin.
La campagne d’Espagne, l’influence de la mythologie, la place et le rôle des statues, la « virilité » sont autant de thèmes également traités dans ce long et passionnant parcours. « Artistes et historiens poursuivent la même démarche, estime Ariane Sarrazin. Ils questionnent, n’apportent pas de réponse. » Ils questionnent, sans aucun doute. Il arrive aussi que des réponses soient dans la question. L’avis est à se faire sur place. Entre palais Bourbon et Tour Eiffel…
Rodolphe Pays
Napoléon ? Encore !, un parcours d’art contemporain. Jusqu’au 30 janvier 2022, musée de l’Armée, Hôtel national des Invalides, 129 rue de grenelle, Paris 7ème (ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, nocturne le mardi jusqu’à 21 h).
Tél. : 01 44 42 38 77. Site internet : musee-armee.fr
Tarifs exposition, parcours d’art contemporain et collections permanentes :
- plein tarif : 14 €
- tarif réduit 11 €
D’autres images…
Pour cette exposition/parcours consacrée à Napoléon, la vidéaste Laure Subreville a choisi de s’intéresser à la virilité, elle a ainsi filmé des jeunes hommes, tous un peu en marge, s’affrontant, luttant… « Pour moi, ces images entrent en résonance avec Napoléon et ses lieutenants, ces hommes nouveaux, très jeunes, emplis de rêves d’aventures, de gloire, de fidélité. »

Laure Subreville a filmé de jeunes adultes luttant entre eux, une manière de réfléchir sur la jeunesse, la virilité, les rêves d’aventures de Napoléon et de ses lieutenants.
Créatrice de performances remarquées – souvent extrêmes et provocatrices – dans le monde entier depuis des décennies, Marina Abramovic, native de Belgrade, a aussi privilégié l’image. Elle s’est filmée assise sur un cheval blanc statique, portant un grand étendard blanc. Un hommage à son père, héros de la résistance yougoslave lors de la Seconde Guerre mondiale. Et vision allégorique de l’idée de reddition, celle de la Yougoslavie démantelée avec l’appui des pays européens et des Etats-Unis, celle de l’empire français, vaincu en 1815 par une coalition européenne.

En se filmant sur un cheval blanc, un étendard blanc en mains, Marina Abramovic parle de reddition, d’acceptation, de résilience, établit une connexion entre sa Yougoslavie natale et la fin du Premier empire.

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